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Poésie moderne et danse : le corps en question

Par Michèle Finck

 

Au seuil de cette esquisse des échanges de substance entre poésie et danse à l’époque moderne s’impose une brève synthèse, orientée selon le vecteur historique, de l’évolution du concept de danse et des principales étapes de la genèse du corps dansant en Occident.

Si, de l’origine jusqu’à l’antiquité grecque, la clé de voûte a été le lien entre la danse et le sacré, les caractéristiques majeures de l’évolution ont été la progressive érosion de l’adéquation de la danse et du rituel sacré, l’emprise croissante du culte de la forme sur le corps dansant, voire les affinités électives grandissantes entre poésie et danse. La primauté accordée à la dimension esthétique du geste dansé, qui a déjà triomphé à la Renaissance mais surtout au dix-septième siècle (date de naissance de la danse classique instituée sous Louis XIV), n’a cessé de s’affiner : définition par Beauchamps des cinq positions de base, articulées autour d’une triple exigence - ordre, beauté formelle, virtuosité ; réforme de Noverre prônant le " ballet d’action " ; élaboration du ballet romantique, où la danseuse, montée sur les pointes, a été associée à un être aérien, grâce auquel la danse s’est affranchie peu à peu du statut de " divertissement " pour être perçue comme un art : " La Taglioni est un génie (...) Elle nous montre (...) des ports de bras qui valent de longs poèmes ", écrit Théophile Gautier . La naissance de la danse contemporaine - pour multiforme qu’elle soit – s’est fondée sur l’arrachement du corps à toute servitude et à toute convention formelle. Lorsque Hellen Keller, aveugle et sourde, enlaçant le corps dansant de Merce Cunningham, s’est écriée : " Mais c’est comme la pensée ! ", elle a défini l’essence même de l’acte dansé au vingtième siècle, qui ne saurait plus se distinguer d’une incarnation de la pensée, d’un acte poétique.

Aussi la question du rapport entre la poésie et la danse se pose-t-elle, à l’époque moderne, en termes radicalement nouveaux et avec une urgence accrue. L’avènement de la modernité, ligne de faille historique et métaphysique, est le centre générateur d’une redéfinition de l’échange entre poésie et danse : il y va du salut de la poésie. Voici la question centrale : pourquoi la danse peut-elle apparaître, pour la poésie, comme une sorte d’Art-Mère qui redonne sens et substance aux mots ? Et voici mon hypothèse : si la poésie moderne pressent que la danse peut être une voie vers le sens, c’est que la quête poétique a désormais pour pierre angulaire une interrogation du corps. La poésie moderne est par le corps ou n’est pas. L’acte fondateur de la modernité est le questionnement du corps (la " question " est aussi, conformément à l’étymologie, une " torture "): comme l’écrit Yves Bonnefoy, " le corps, le lieu (…) sont (…) le nouvel horizon et le salut du discours ".

Dans le dialogue entre la poésie et la danse, à l’époque moderne, il y a un " grand intercesseur ", Nietzsche . Le danseur est la figure la plus accomplie du philosophe : " Je ne sais rien qu’un philosophe souhaite plus qu’être un bon danseur . Car la danse est son idéal, son art aussi, sa seule piété enfin : son ‘culte’ "( Le Gai savoir). Pour Nietzsche, manquer à la danse et à la musique, c’est manquer la vie : " Qu’il soit perdu pour nous, le jour où nous n’avons pas dansé " (Ainsi parlait Zarathoustra).

Ce qu’accomplit le danseur, c’est le dépassement des antinomies. Le corps dansant a le pouvoir d’unir les contraires, de laisser advenir , dans les contraires mêmes, une identité par le fond. Aussi, pour Nietzsche, le danseur est-il à la fois de la terre et du ciel, fils de la pesanteur et de la légèreté, médiateur entre le visible et l’invisible, réconciliateur des forces animales et des forces spirituelles, du corps et de l’esprit. La danse est le lieu fécond de la coïncidence des contraires. Pour Nietzsche dont le corps est malade, pour Nietzsche qui souffre de migraines violentes (le corps a mal là où il pense, là où il œuvre), la danse est identifiée à cet oiseau marin, présage de calme et de paix – " l’alcyon ". Et si Nietzsche en vient à rejeter Wagner, après avoir en avoir fait le seul interlocuteur digne de lui, c’est que, pense-t-il, la musique de Wagner n’a pas trouvé la voie " alcyonienne " vers la danse : " Tout ce que nous autres, les alcyoniens, cherchons en vain chez Wagner : la gaya scienza !Les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la danse des étoiles "( Nietzsche contre Wagner).

A la pensée moderne, Nietzsche désigne une philosophie qui a pour cellule séminale le " pied ". Pour Nietzsche, il n’y a de vérité que celle que le pied dicte à l’esprit : " Des vérités faites pour nos pieds, des vérités qui se puissent danser ", réclame-t-il. A l’avenir de la poésie en quête d’une vérité de corps, Nietzsche ouvre la voie vers un langage purement chorégraphique. Dans une intensification du rapport entre le corps et la langue, la conception chorégraphique de la parole définie par Nietzsche pose les fondements d’une lecture où le mot est perçu en termes de geste : " il faut apprendre ", écrit-il, à tout considérer comme un geste : la longueur et la césure des phrases, la ponctuation, les respirations ".

Aussi, sous le signe de Nietzsche, l’espoir qui sous-tend mon étude est-il que le corps, organe des sens, soit la voie vers le sens. La poésie du sens n’a-t-elle pas lieu là où les mots sont portés par des corps et sont appuyés physiquement sur des corps ? Dire que la poésie moderne doit trouver la voie vers le corps pour faire advenir le sens, c’est tenter de définir une poétique dont l’un des modèles majeurs est la danse. Le danseur court l’espace comme on court un risque. La danse offre l’exacerbation d’une pensée en acte du corps. " Je viens de voir le ballet de Merce Cunningham et de John Cage ", écrit Roland Barthes. " Au-delà du ballet lui-même, j’ai été de nouveau subjugué par (…) ce que j’appellerai la vénusté des danseurs, la présence emphatique des corps "(Le Grain de la voix).

Je voudrais faire ici l’hypothèse (développée dans mon essai " Poésie et danse à l’époque moderne ", Corps provisoire) que, à l’origine de la représentation poétique du corps dansant , il y a une double filiation : la filiation baudelairienne et la filiation rimbaldienne. Baudelaire et Rimbaud posent les bases de l ‘écriture poétique du corps dansant dans la modernité. L’influence de Baudelaire et de Rimbaud se manifeste surtout dans la poésie française, mais elle dépasse de loin nos frontières et joue un rôle primordial dans le devenir poétique du corps dansant en Europe. C’est cette fécondité de l’héritage poétique du corps dansant baudelairien et rimbaldien, dans la poésie européenne, que je voudrais donner à lire, à partir d’une étude de la prise en charge de la double filiation par quatre poètes-danseurs : Trakl, Rilke, Valéry, Vigée. Le choix de ces quatre poètes (qui n’est en aucun cas exhaustif) est dicté par des " préférences " (Gracq) et par l’intensité de la tension entre filiation (acte d’allégeance à l’égard de Baudelaire et de Rimbaud) et transgression (dépassement de la double influence) : hérédités transgressives, où l’écriture poétique du corps dansant se révèle dans son pouvoir de mise en question de la danse et de la poésie.

I- La double origine de la représentation du corps dansant : Baudelaire et Rimbaud

Primordiale est la soumission de la poétique baudelairienne de la danse à la dimension historique du corps. A cet égard, cet essai explore les perspectives ouvertes par Jean Starobinski qui montre, dans Portrait de l’artiste en saltimbanque, que toute réflexion sur la danse au dix-neuvième siècle est tributaire de l’interdépendance de la question du corps et de la question du mal. Pour que la danse cesse d’être sacrilège, il faut que la danseuse ne soit plus perçue comme un corps, mais comme une métaphore.

Aussi la danse tend-elle à prendre, dans l’œuvre de Baudelaire, la forme d’une " chambre double " : " paradisiaque " ou " spectrale ", selon que la danseuse est image ou matière. La danse est une " chambre  paradisiaque " quand s’accomplit l’alchimie métaphorique par laquelle la danseuse se dépouille de la chrysalide de son corps et se transmue en image : danseuse - serpent (" Le Serpent qui danse "), danseuse - navire (" Le Beau Navire "), grâce auxquelles le corps s’abolit et ressuscite, transfiguré, en une image. Au contraire, la danse risque d’être une " chambre spectrale " quand la métaphore ne parvient pas à conjurer la peur du corps et quand, comme dans le poème " Danse macabre ", la plus belle des danseuses se révèle n’être qu’un " grand squelette " féminin, représentation de la " véritable tête ", la mort. Dans la " chambre spectrale " baudelairienne, toute danse est " macabre ", dérisoire divertissement d’un corps qui voudrait échapper à la hantise de la " charogne ".

Par delà cette dualité qui structure toute son œuvre, Baudelaire approfondit, au contact du corps dansant, l’idéal d’une " sinuosité du verbe ", comme le suggèrent " Le Thyrse " et La Fanfarlo. Pour Baudelaire, la langue poétique doit se faire " thyrse ", c’est à dire union de la ligne droite et de la ligne courbe, sous le signe de la grande forme spirale. Baudelaire donne à la danse sa place de médiatrice entre la " musique " et la " peinture ", son rôle de spatialisation picturale de l’espace sonore : poésie faite chair, elle œuvre à la transmutation de la matière par le mouvement. Avec " Le Thyrse " et La Fanfarlo, Baudelaire inaugure une poétique qui a pour modèle la danse et qui est essentielle, à titre de paradigme, pour appréhender le projet dansé de plusieurs oeuvres poétiques de la modernité.

Dans l’œuvre de Rimbaud aussi, le voeu d’une " alchimie du verbe " passe par une alchimie du geste. Rimbaud cherche à faire advenir " l’illumination " par le mouvement. Contre les " assis ", contre le " siècle à mains " qu’il exècre, Rimbaud écrit le texte d’Une saison en enfer qui ressemble (avec ses ellipses, ses syncopes rythmiques) à une danse. Dans " Mauvais sang ", Rimbaud propose une triple approche de la danse : la danse est désir de l’immédiat et de l’origine, participation au feu de l’être ; elle est aussi dépassement de la dichotomie entre sujet et objet, transe qui s’ouvre sur une fusion cosmique du moi et du monde ; elle est enfin transgression de l’univers culturel et verbal, percée hors des mots (" plus de mots "). Et ce ne sont certes plus ici des mots que met au monde le corps dansant du poète. Ce sont, dans une pulvérisation de la syntaxe et un violent déni des emplois rationnels du langage, des cris, des monosyllabes, des vocables faits corps et rythmes : " Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! ". Mais c’est surtout dans les poèmes " Phrases " et " Beeing Beauteous " des Illuminations que Rimbaud propose une leçon de danse : mise en évidence de la fonction unificatrice de la danse, de son aptitude à délivrer du poids, de sa propension à réinstaurer le dialogue entre l’être et l’astre, dans une langue où les signes de ponctuation se lisent comme des notations chorégraphiques (" Phrases ") ; assimilation de la danse à un principe créateur, à une onde qui rend la vie aux ossements desséchés de l’être, à un désir d’évasion hors d’une forme antérieure, dans une esthétique de la métamorphose (" Beeing Beauteous ").

Mais la révélation de la danse, par laquelle Rimbaud a cherché à rejoindre l’élémentaire et l’accomplissement instinctif de l’être, tourne toujours court. Le corps dansant rimbaldien ne parvient pas à sortir de la dialectique du " tout " et du " rien " qui structure les Illuminations : extase (dont l’emblème est " Génie ") et échec (dont le point le plus noir est " Solde ", où Rimbaud brade le corps dans lequel il a mis pourtant tout son espoir : " A vendre les corps "). De ce mouvement pendulaire du " tout " et du " rien ", signe distinctif de la représentation de la danse chez Rimbaud, la modernité poétique est l’héritière.

C’est Georg Trakl qui porte à son maximum de tension la bipolarité rimbaldienne. L’entrée en poésie de Trakl est indissociable d’une exploration du registre de l’extase dansée, comme le suggère l’enthousiasme du jeune poète pour la Salomé de Wilde/Strauss et l’écriture d’un texte en prose Marie-Madeleine, sous le signe du " Jugendstil " : Trakl transforme la figure biblique de Marie-Madeleine en un double de la Salomé dansante de Wilde/Strauss et identifie l’extase sensorielle de la danse à un culte dionysiaque de la vie, au rêve d’une sexualité libre de tout interdit moral et social. La fin de la danse de Marie-Madeleine, interrompue par le mystère chrétien, marque la fin de l’unisson primitif et prend, dans l’œuvre de Trakl, la dimension historique, religieuse, d’un passage du paganisme au christianisme : le christianisme se manifeste comme un traumatisme qui provoque l’assimilation de la danse, jusque-là vécue dans l’extase du " tout ", à une expérience du " rien ".

Désormais tout se passe comme si Trakl s’assignait pour tâche d’approfondir le pôle du " rien " désigné par " Solde " de Rimbaud. Seul subsiste dans les textes de la maturité de Trakl la danse du squelette, comme dans le poème " Trois visions dans une opale ", où le poète prend aussi en charge l’héritage baudelairien de la " danse macabre " : " Un idiot mène la danse osseuse des lépreux ". Basculant en quelques années du " Jugendstil " à l’expressionnisme apocalyptique le plus noir, la représentation trakléenne du corps dansant est moins écriture de la danse que désécriture, décèlement des apparences qui ramène le corps dansant à ce qu’il est - " grimace " de chair et d’os. Désormais la représentation poétique du corps dansant se fera par rapport à cet expressionnisme noir - ou ne se fera pas. A partir de ce degré zéro de l’écriture du corps dansant, il s’agit, pour la poésie, tout en prenant en charge l’héritage baudelairien et rimbaldien, de réinventer une relation au corps dansant fondée sur le sens.

Pour soucieux qu’il soit, dès ses poèmes de jeunesse, d’une recrudescence du sens par le corps dansant, Rilke doit d’abord lui aussi en passer par une déconstruction du modèle de la danse. Aussi, dans Les Cahiers de Malte, celui que Rilke nomme " danseur " n’est-il pas un artiste mais un malade épileptique à qui les convulsions impriment une gestuelle spasmodique. Le vocable par lequel la langue allemande désigne ce type de malade (" Der Veitstänzer "), vocable forgé autour du mot " Tanz " (" danse "), est l’une des origines de la superposition rilkéenne de la figure du danseur et de l’épileptique. Autoportrait travesti de Rilke à l’époque des Cahiers, parodie de l’écrivain dans son impuissance à faire advenir le sens, le " Veitstänzer " écrit avec sa " canne ", équivalent du stylo de l’écrivain, les hiéroglyphes d’une chorégraphie réduite au bégaiement gestuel et verbal.

C’est au contact d’un double modèle que Rilke trouve peu à peu la voie rédemptrice du corps dansant vécu dans sa plénitude : le modèle des Danseuses de Rodin, que le poète compare à des " bouddhas " et dont il aime qu’elles soient épanouies dans l’unité, en harmonie avec les multiples composantes de la réalité cosmique ; et le modèle de Nijinski qui, par la danse, accomplit le rassemblement de tout l’être autour de son " noyau " et qui enseigne à Rilke l’influx d’un langage physique d’avant les mots (" bond " " tournoiement ", " envolées "), celui même que cherche la poésie.

Si, dès les Nouveaux poèmes, Rilke trouve un modèle dans la danse (" La Danseuse espagnole ", " voleuse de feu "), c’est surtout dans le " Sonnet à Orphée I, 15 ", dit " La danse de l’orange ", qu’il approfondit sa poétique de la danse. Pulsion silencieuse et respirante du monde, la danse impose ici la primauté du rythme sur tout autre signe linguistique. Elle a pour Rilke une double vocation : restituer la sensation (le goût du fruit) ; faire entrer le réel dans le corps, effacer toute dissemblance entre le moi et le monde. Et si le corps dansant tente ici une percée hors de la texture verbale, impuissante désormais à le retenir dans ses rets (enjambements), c’est qu’il est vécu par Rilke non plus en termes de mots mais de jubilation : " Erglühte, enthüllt / Düfte und Düfte " (" Embrasées, dévoilez / un à un ses parfums ").

Dans l’étude du corps dansant, entreprise à partir de la double origine baudelairienne et rimbaldienne, l’œuvre de Valéry (dont l’influence sur le " Sonnet à Orphée I, 15 " est évidente) peut se lire comme le pôle antithétique de l’œuvre de Trakl. Le corps dansant valéryen est fils des arts visuels et de Degas, comme en témoigne l’essai Degas Danse Dessin, où Valéry reprend à son compte le projet de Degas de " restaurer l’art par la danse ". L’approche consacrée à Degas pose les bases de l’art poétique du corps dansant valéryen dans sa double composante : primauté du contour et ascendant de la forme. Mais la réflexion de Valéry sur la danse porte avant tout la marque des textes de Mallarmé. Pour Mallarmé, en conflit avec la force expressive d’un Wagner, la danse est le moyen de soumettre les débordements de la matière sonore à une suprématie de la forme.

Sous le signe de l’association mallarméenne entre poétique de la danse et poétique de la métaphore, Valéry propose, dans L’Ame et la danse et dans Degas Danse Dessin, une véritable théorie de la métaphore comme soubassement de l’acte dansé : danseuse-oiseau, danseuse-flamme, danseuse-tisseuse, et surtout danseuse-méduse (dans une page qui est un dialogue avec Mallarmé et dans laquelle la danseuse se fait fleur marine translucide, flamme aquatique, non plus antique tisseuse mais robe elle-même, hymne au sonnet de Baudelaire " Avec ses vêtements ondoyants et nacrés "). Le pivot de L’Ame et la danse est le moment où Socrate substitue, à l’affinité proposée par Phèdre entre danse et métaphore, une coïncidence nouvelle entre danse et métamorphose (dans la lignée de Rilke, " Veuille la métamorphose ").

Si Valéry entend arracher la danse au statut de " divertissement " auquel l’Occident tend à la réduire, s’il cherche à lui donner une vocation philosophique fondée sur un enseignement du corps, il est aussi, dans Philosophie de la danse, celui qui définit le corps dansant comme un corps qui s’est abstrait de tout : un corps qui n’existe que par et pour lui-même, langage dans le langage, danse pour la danse, comme on dit " art pour l’art ". Au centre de Philosophie de la danse, Valéry crée ce qu’on peut appeler le fantasme de la danseuse aveugle, miracle narcissique d’un corps délivré de tout rapport au monde et à l’autre : " Le corps qui danse semble ignorer ce qui l’environne (...) On dirait qu’il s’écoute et n’écoute que soi ; on dirait qu’il ne voit rien ". Il est possible que le rêve valéryen d’une danseuse qui s’est abstraite du temps, de la mort et de l’autre, soit l’une des origines du soupçon (ou du moins du silence) que la part la plus lucide de la poésie française d’aujourd’hui fait quelque peu peser sur la danse. L’ombre portée de la " poésie pure " valéryenne sur le corps dansant est responsable, peut-on croire, d’une incommunicabilité momentanée entre la danse (associée parfois dès lors à une joaillerie de rêve sans rapport avec le réel) et la poésie d’aujourd’hui (qui veut accepter nos limites, accueillir l’idée de destin et celle de mort).

Il fallait alors que quelqu’un parmi les poètes français contemporains cherche à arracher la représentation poétique de la danseuse au carcan du rêve valéryen. Héritier de Baudelaire et de Rimbaud, lecteur de Trakl, traducteur de Rilke, auteur de plusieurs essais sur Valéry, Claude Vigée est de ceux qui cherchent à donner un sens nouveau au dialogue entre la poésie et la danse. A l’origine de la foi vigéenne dans l’acte dansé, il y a la prise en charge par ce poète juif du legs de deux figures bibliques dansantes : David (qui, après avoir ramené l’arche à Jérusalem, célèbre sa victoire en dansant) et Myriam (qui, au terme de la traversée de la Mer Rouge, rend grâce à Yahvé en dansant). La relation du judaïsme à la danse est clairement exprimée par la réaction de Yahvé qui punit Mikal de son mépris pour le corps dansant de David : " Et Mikal, fille de Saül, n’eut pas d’enfant jusqu’au jour de sa mort ". Le non-respect du corps dansant, dans le judaïsme, est un blasphème qui se paie du prix de l’infécondité.

La section inaugurale de Délivrance du souffle (où le mot " danse " a valeur de leitmotiv) peut se lire comme une genèse du poème identifiée à un décèlement des pulsions dansantes de la langue (" Noyaux pulsants "). Le rôle du poète, selon Vigée, est de dégager la virtualité dansante du langage. Dans la dialectique de la parole et de l’aphasie, soubassement de cette œuvre, la danse a une fonction primordiale : elle peut permettre à l’être de s’arracher au mutisme (angle mort de la poésie de Vigée) pour rejoindre " la pâque de la parole ". Le modèle de la danse (et l’émancipation du rythme qu’il suppose) permet à la poésie de dépasser le figement de la conscience poétique dans l’image qui constitue, selon Vigée, le " péché originel " de la spiritualité européenne.

Mais, pour Vigée, la blessure est la matrice de la danse et l’acte dansé (l’acte poétique) ne doit jamais perdre la mémoire de cette plaie originelle. A cet égard, la poétique vigéenne de la danse est aussi une réponse à Valéry : pour Valéry, la danse est une fuite hors de la finitude et de la mort ; pour Vigée, elle est une prise en charge de notre destin d’être blessé et mortel. La charte de la poétique vigéenne du corps dansant blessé est l’épisode de la lutte de Jacob avec l’ange : " Mais il boitait de la hanche ". A l’image du pas de Jacob le boiteux, la danse verbale du poète doit porter en elle la marque d’un boitement qui sans cesse la conteste. Le boitement (perceptible dans l’écriture même de Vigée) est indissociable du refus de la propension de l’œuvre à se refermer sur la beauté close de sa forme. Le boitement est un art poétique du sacrifice du corps et du langage : l’alliance de la danse et du boitement, signe électif de la modernité, enseigne à la poésie qu’il faut dire - mais contre les mots.

 

Article : " Poétique de la danse "

Orienté selon le vecteur historique, cet article rend d’abord compte de l’évolution du concept de danse et évoque les principales étapes de la genèse de la danse en Occident. Après avoir mis en évidence le lien de la danse et du sacré, de l’origine jusqu’à l’antiquité grecque, il étudie la progressive érosion de l’adéquation de la danse et du rituel sacré, l’emprise croissante du culte de la forme. La primauté grandissante accordée à la dimension esthétique du geste dansé, qui triomphe déjà à la Renaissance mais surtout au dix-septième siècle (date de naissance de la danse classique instituée sous Louis XIV), ne cesse de s’affiner : définition par Beauchamps des cinq positions de base, articulées autour d’une triple exigence - ordre, beauté formelle, virtuosité ; réforme de Noverre qui prône le " ballet d’action " ; élaboration du ballet romantique, où la danseuse, montée sur les pointes, est associée désormais à un être aérien, grâce auquel la danse s’affranchit peu à peu du statut de " divertissement " pour être perçue comme un art. La naissance de la danse contemporaine - pour multiforme qu’elle soit - se fonde sur l’arrachement du corps à toute servitude et à toute convention formelle. Lorsque Hellen Keller, aveugle et sourde, enlaçant le corps de Merce Cunningham qui danse, s’écrie : " Mais c’est comme la pensée ! ", elle définit l’essence même de l’acte dansé au vingtième siècle, qui ne saurait plus se distinguer d’une incarnation de la pensée, d’un acte poétique.

L’élaboration d’une poétique de la danse prend ensuite acte de la dimension historique du corps et pose la question des rapports du corps et de l’image. L’infléchissement de la poétique de la danse dans le sens d’une poétique de la métaphore est le signe distinctif du dix-neuvième siècle. Au contraire, l’acte fondateur de la danse au vingtième siècle est justement la mise en crise d’une conception de la danse comme art poétique de la métaphore (Martha Graham). La danse n’est plus une poétique qui vise l’évasion du corps vers une signification allégorique, mais une poétique qui fonde son espoir sur l’identification du corps et de la vérité : " Le mouvement ne ment pas ".

La tentative d’une poétique de la danse prend enfin la forme d’un questionnement de quelques unes des catégories constitutives de l’acte dansé : le mouvement (pure incarnation de l’exclamation, le mouvement dansé, émotion en acte, triomphe de la respiration sur la pesanteur, permet au langage chorégraphique de se défaire de toute virtualité narrative et conceptuelle pour coïncider avec le rire : " Parez-vous, dansez-, riez ") ; le rythme (définition de la chorégraphie comme un champ de forces rythmiques productrices d’énergie) ; la double postulation vers l’unité et vers le risque d’une rupture (le signe distinctif de la danse est une oscillation vertigineuse entre le désir d’un retour à l’unité originelle et la multiplication du corps par morcellement, la passion de la fragmentation).

L’accent est mis pour finir sur la responsabilité du spectateur de la danse, qui doit être aussi un traducteur : la danseuse est un corps de signes, un corps hiéroglyphique qui fonde une sorte d’art scriptural en mouvement, à déchiffrer. L’échange de substance et de fonction entre l’œil et l’oreille est la pierre angulaire d’une poétique de la réception de la danse. L’utopie de la danse est de poser les fondements d’une lecture où le langage et la vie elle-même soient perçus en termes de chorégraphie : apprendre à lire la ponctuation et la respiration d’une phrase comme le déploiement d’une gestuelle ; à voir la virtualité de danse enclose dans chaque fragment de la vie ordinaire.

Préface : " Duboc Danse Dédale : pour une poétique d’Odile Duboc "

Le projet de cette préface (dont le titre est un discret hommage à l’essai de Valéry : Degas Danse Dessin) est de souligner la communauté d’enjeu entre le travail chorégraphique d’Odile Duboc et la poésie contemporaine. Poétique de la ligne diagonale tremblée et de l’effacement, exploration de la rue et du carrefour, expérience de la musique que produit chaque mouvement à l’intérieur du corps, la recherche chorégraphique d’Odile Duboc est centrée autour de la figure de l’oiseau. Celui-ci est l’incarnation d’une chorégraphie qui, défaisant la forme et l’image au profit de l’émotion de l’envol et du corps libre, est traversée par des lignes de force perceptibles aussi dans les tentatives poétiques d’aujourd’hui : nous proposons en particulier de déchiffrer, dans la chorégraphie de Duboc, une réécriture du mythe de Dédale (homme du labyrinthe, homme-oiseau qui trouve le salut dans l’air, architecte de la danse et penseur du mouvement), qu’il est possible de rapprocher de la poétique de René Char.

 



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Révision : 06 janvier 2012