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Yves Charnet : la voix sous le texte

Par Michèle Finck

 

Yves Charnet a publié à ce jour une trilogie autobiographique sous haute tension : Proses du fils (1993), Rien, la vie (1994), Cœur furieux (1998). Cette autobiographie est le propre d’un " être né troué " (comme disait Michaux) et le " trou " se trouve ici à la place laissée manquante par le père, longtemps inconnu, puis à peine rencontré avant son suicide.

À la question quelle est l’origine de cette tension de l’écriture, voici ma réponse : il y va ici d’un autoportrait à coup de voix ; d’un essai de court-circuit de la littérature (de " tout ce qui se trafique en littérature "PF, p. 81) par la voix. La préface de Rien, la vie a valeur d’avertissement : " Ceci n’est pas un livre (...) Des essais de voix " (RV, p. 78).

Voix ne veut pas dire ici musique, du moins pas musique classique, à l’égard de laquelle Yves Charnet oppose, dès Proses du fils, une résistance qui engage son travail vocal : " Ma surdité butée contre toute musique - ce rythme que nulle parole ne transpose, qu’aucune écriture ne transfigure " (PF, p. 50). Ici peu de chant dans la langue, pas de " bel canto " en tous cas, rendu difficilement praticable par la douleur individuelle et historique de nos " temps détraqués ". A cet égard Yves Charnet est proche d’Antoine Emaz qui cite Char : " ‘Aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions’ ".

Si littérature et vocalité se placent ici souvent à contre-musique et à contre-chant, c’est que leur lien engage la question du corps telle qu’elle demeurée, pour une part, étrangère aux investigations de la musique vocale classique. Voix, pour Yves Charnet, veut dire élan charnel de et dans la langue qui se cherche au point d’intersection avec le corps et ses manques, avec le corps et ses bruitages. Je prendrai le mot " corps " dans l’acception qu’en propose Merleau-Ponty dans L’Oeil et l’esprit : " Ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient (...) sous mes paroles et sous mes actes ". Le travail d’Yves Charnet porte à la fois sur une parole scandée, incarnée par la carnation d’un timbre, et sur ce qu’on pourrait appeler les coulisses de la voix : silence, intervalle, articulation, suspension, résonance, choc organique des voyelles et des consonnes, souffle et souvent souffle coupé.

Pour ouvrir l’espace d’une discussion, je désignerai quelques perspectives de lecture du travail d’Yves Charnet sur la voix : les modèles vocaux de la prose ; les fonctions de la voix dans la genèse et l’évolution des livres ; la nature de la voix sous le texte et ses modes d’apparition et d’insistance ; la contestation, par la voix sous les mots, de la notion incertaine de genre littéraire et de ligne de partage entre poésie et prose.

 

Si le verbe organique d’Yves Charnet se définit volontiers contre la référence à la musique classique, il est frappant cependant qu’il en intègre, inconsciemment au moins, quelques éléments non négligeables : présence en sous-œuvre d’une structure thème et variation qui, d’un livre à l’autre, travaille à la levée des censures intérieures ; présence, dans un même livre, d’une forme sporadique d’autobiographie sérielle (dans Proses du fils, la " mère ", les " amis ", le " père ", " Madame Giraud ", la " fille ") ; place, dans Cœur furieux (CF, p. 98) de l’intégrale des Nocturnes de Chopin par Claudio Arrau (mais Arrau n’est-il pas justement l’un de ceux qui a pris de revers le " bel canto " du piano ?) ; convocation répétée de " l’opéra ", souvent associé à l’eau et à la Loire natale (" l’opéra des bords de Loire ", CF, p. 26) qui renvoie cependant moins à un modèle musical qu’à " l’opéra fabuleux " rimbaldien, voire au poème " Mémoire " de Rimbaud qui, associant l’" eau morne " à la " mère ", me semble donner le diapason de Proses du fils (" oh ! bras trop courts ! ni l’une ni l’autre fleur "). Mais quelle que soit la présence résiduelle de la musique classique, il est évident que les modèles vocaux décisifs d’Yves Charnet sont résolument ailleurs. J’en convoquerai trois : la chanson française, le cinéma, le blues.

Le modèle de la chanson française est indissociable, dès Proses du fils, de l’enfance et d’une passion du " refrain " (" l’enfance aux lèvres - refrains, refrains ", PF, p. 70). Le goût du " refrain " s’affirme peu à peu comme une incarnation acoustique de la part comestible et savoureuse de cette enfance difficile, comme le suggère l’assimilation euphorique du " refrain " aux " confitures " (" la confiture des refrains barbouille mes lèvres ", PF, p. 97). La métaphore culinaire, associée à la chanson française, est filée dans Rien, la vie : " Je me gavais de chansons françaises (Sardou, Gainsbourg, Souchon), cherchant cette émotion de la voix nouée avec les mots en cadence " (RV, p. 172). Il semble que la chanson française permette à l’enfant, qui se dit " bâtard ", de se bricoler un couple parental : la chanson le rapproche de la mère (" ma mère aura bercé mon cœur avec l’intégrale Trénet ", CF, p. 45) et elle lui propose des substituts du père (" Je feuillette, 20 ans après, cet album de ma dévotion à la variété française : crinière rebelle de Leo, moustache bourrue de Georges ", CF, p. 49). Réceptacle d’une nostalgie d’une musique première, maternelle et paternelle, mais aussi d’une tension sans cesse perceptible de l’écriture vers une forme d’humilité, la chanson française sculpte la langue d’Yves Charnet au point de lui insuffler le sens du " refrain " (par exemple le refrain incantatoire de la triade des noms de lieux dans Cœur furieux : " Decize ; Nevers ; La Charité-sur-Loire ", CF, p. 23 et ss) et au point de transformer un instant Cœur furieux en une " lettre à vous - cher Charles Trenet - personnellement adressée " (CF, p. 49).

Le second modèle vocal d’Yves Charnet est le cinéma dans son aptitude à restituer la tessiture d’une voix (par exemple " la voix de Montand ", CF, p. 53). Je retiendrai ici la définition proposée de la voix au cinéma par Robert Bresson qui peut valoir pour Yves Charnet : " la voix, âme faite chair ". Si la chanson française se caractérise ici par une ambiguïté oscillatoire et réconciliatrice entre les pôles vocaux maternels et paternels, le cinéma en revanche tire tout son prestige de la voix des pères (" La beauté des actrices comptait peu (..) Même Marilyn, poupée sans importance. Montand aurait mieux fait de penser à jouer son rôle d’éducateur du petit garçon que je demeurais ", CF, p. 56). A cet égard, l’une des hantises vocales d’Yves Charnet, c’est la voix de Raimu en César qui articule les trois mots manquant (" Bonsoir, mon fils ", CF, p. 58-61) et s’affirme comme l’un des modèles vocaux de Cœur furieux parce qu’elle " décline les possibles de l’émotion " (ibid). Frappante est la communauté d’enjeux entre certaines séquences de Cœur furieux et le film de Resnais On connaît la chanson qui se rejoignent dans une même tentative de surimpression des modèles du cinéma et de la chanson, célébrée dans son aptitude à être l’écho le plus juste du lieu commun transmué en refrain cathartique, ailé, et immédiatement partageable par tous.

Le troisième modèle vocal de la prose d’Yves Charnet est le blues : c’est aussi le modèle qui, de livre en livre, s’affirme, me semble-t-il, comme le plus important. Yves Charnet ne fait que l’effleurer dans Proses du fils, bien qu’il pressente d’entrée de jeu l’équivalence possible entre son écriture et l’écriture du jazz (" les phrases, le jazz et l’ennui " PF, p. 53) et bien qu’il évoque son écoute des " lancinantes improvisations de miles davis " (PF, p. 132). Même si dans Proses du fils le modèle du blues n’est pas explicitement revendiqué, même s’il demeure pour l’essentiel inconscient (et par là-même peut-être plus profond que les modèles de la chanson et du cinéma d’emblée davantage maîtrisés), ce sont bien, me semble-t-il, les prémisses d’un essai de blues dans la prose que peut entendre le lecteur, par exemple à travers la séquence intense intitulée " Une saison à Sainte-Anne " (PF, p. 75-76) que j’associe, pour ma part, à la fois à Une Saison en enfer de Rimbaud et au St James infirmary de Louis Armstrong. Ce qui frappe dans le passage de Proses du fils à Rien, la vie c’est que le modèle latent du blues est désormais totalement intériorisé et désigné, comme le suggère la titrologie des chapitres : " Blues du cœur enrhumé " (RV, p.131, on pense ici au titre du célèbre Blues du cœur qui saigne de Bessie Smith), " Blues pour mon double " (RV, p. 147), " Blues pour Bonnafé" (RV, p. 167) et surtout le très beau " Blues pour Podalydès " (" Des voix bavent. Ne suis qu’un trou. Un orifice de la mélancolie. Salpêtre et enclume. Marteau pour casser des étoiles. Myosotis du silence " RV, p. 16). Le blues s’inscrit au point de coïncidence de la prose et du corps qui est le " vrai lieu " d’Yves Charnet : " un blues de prose colle à la peau de ce que j’écris " (RV, p. 178). Dans Cœur furieux, la conscience croissance de l’importance du modèle du blues est perceptible dès l’exergue empruntée à Claude Nougaro qui a pour elle de souligner aussi le lien entre le blues et la figure toujours problématique du père et de donner à lire la fusion proposée des modèles du blues et de la chanson française : " Ou serait-ce dans tes tripes une bulle de jazz ? / (...) / J’entends encore l’écho de la voix de papa / C’était en ce temps-là mon seul chanteur de blues " (Claude Nougaro, " Toulouse ").

Pour comprendre le blues selon Yves Charnet il faut sans doute souligner d’abord la consubstantialité du blues et de la mélancolie et aussi se souvenir de la définition du H and M blues de Willie Smith par Jacques Réda en termes de " transmutation de la mélancolie en bonheur ". Selon André Hodeir, " le jazz se différencie de notre musique européenne, fondée sur l’alternance du couple tension-détente hérité du plain-chant, par la coexistence permanente de ces deux éléments (...) La tension est obtenue par un traitement spécifique de la matière sonore ; la détente par une conception particulière du rythme ". On pourrait étudier les blues dans la prose d’Yves Charnet dans cette perspective d’une tentative de coïncidence de la tension et de la détente dans la matière verbale et vocale. Il faudrait insister aussi, à propos des blues d’Yves Charnet, sur l’ascendant, dans le travail vocal, du rythme (" rythme d’âme ", RV, p. 193), de la syncope, de l’improvisation, voire de ce que Jacques Réda appelle, à propos de Bundle of Blues de Duke Ellington, le désir de " conjuguer (...) le poids de l’émotion et l’impondérable de la rêverie, l’expressivité la plus forte et la sobriété des moyens ". Si Yves Charnet peut définir à la fin de Cœur furieux la poésie comme une " syncope de l’origine " (CF, p. 182), c’est dans le blues en prose que cette " syncope de l’origine " trouve son incarnation la plus juste, comme le confirme aussi l’obsession des figures castratrices de l’enfance (sorcière, ogre) dans les blues, en particulier dans le "blues pour Bonnafé ". Reste que chez Yves Charnet, le blues est presque toujours un blues adressé, que l’adresse soit à soi-même (" Blues pour mon double ") ou à l’alter ego acteur (" Blues pour Podalydès ", " Blues pour Bonnafé "). C’est dire que le blues désigne fondamentalement la tension de l’écriture d’Yves Charnet vers le duo, c’est-à-dire vers l’amitié (" Depuis l’enfance, j’aime l’amitié (...) La rencontre, comme un air de jazz " RV, p. 35. ).

 

S’impose désormais la question de la fonction de la voix dans la genèse des livres d’Yves Charnet. On peut rappeler deux des définitions de la fonction de la voix selon Paul Zumthor. Pour Zumthor, la voix permet l’abolition de la dissemblance entre la chair et le chant : " La voix gite dans le silence du corps, comme fait le corps dans sa matrice. Mais, au contraire du corps, elle y revient à tout instant s’y abolissant comme parole et comme son ". Pour Zumthor la voix a aussi pour fonction d’avoir trait à l’origine, au commencement : " Dans la voix, la parole s’énonce comme rappel, mémoire-en-acte d’un contact initial, à l’aube de toute vie, et dont la trace demeure en nous, à demi effacée, comme la figure d’une promesse (...) Ce qu’elle nous livre antérieurement et intérieurement à la parole qu’elle véhicule, c’est une question sur les commencements ". C’est dans cette double perspective que s’inscrit, me semble-t-il, la fonction de la voix selon Yves Charnet.

Dans Proses du fils, il me semble que la voix ait pour fonction d’être un cordon ombilical : elle relie à la mère (" Balbutier (maman-farine) le rituel de notre inceste blanc " PF, p. 15 - et l’on pense parfois à Rimbaud le fils de Pierre Michon) ; elle relie au père suicidé, constituant le livre en une nouvelle " lettre au père " (" Père et fils dans la cruauté du sacrifice. Le couteau du regard entre les dents " PF, p. 18) ; et surtout elle relie à soi-même, à " l’enfant mélodieux mort en moi " (comme disait Sartre à propos de Genet). La voix qui relie à l’origine a ici une fonction haptique, au sens où par exemple Deleuze peut parler de la fonction haptique de l’œil qui touche : la voix ici voudrait toucher. Cordon ombilical, la voix, ai-je dit. A condition d’ajouter que ce cordon, pour instrument de liaison qu’il soit, est souvent tranché, sectionné comme la langue elle-même, hachée, spasmodique.

Dans Rien, la vie, tout se passe comme si le cordon ombilical de la voix se ramifiait, comme les branches d’un grand arbre, en accord avec la certitude désormais acquise qu’" il n’y a d’autobiographie que des autres " (RV, p. 8). Dans Rien, la vie, la prose s’ouvre à la tessiture de la voix des poètes aimés qu’elle convoque : voix du " visage-écriture " d’Yves Bonnefoy (" quand le corps passe dans la parole, les mots comme un visage nous regardent " RV, p. 30) ; voix de Jacques Dupin (" cette voix d’enfant dans un corps de taureau", " ce silence rugueux entre les mots ", RV, p. 42). Pour Yves Charnet, la voix est, pour ainsi dire, la " sincère face " (comme écrivait Baudelaire) des visages : " Votre voix m’aura révélé votre visage " (PF, p. 83). Dans Rien, la vie, où voix et vitesse coïncident (comme le suggère le titre du chapitre inaugural : " Paris, rapidement " RV, p. 9), l’accent est mis sur l’urgence de la compassion qui puise aux sources d’une conversion. La voix est religieuse au sens où elle relie l’être à ceux que, dans son " Paris-Sahara ", Baudelaire appelait déjà les " passantes ", les " petites vieilles " et le Rilke des Cahiers de Malte le " voisin " (ici Momo, Mohamed, le travailleur algérien dont le livre est le mémorial et le tombeau, comme Proses du fils était le tombeau du père : preuve que l’accent s’est déplacé du noeud gordien familial au souci de l’autre anonyme rencontré dans la rue).

Dans Cœur furieux, l’intériorisation décisive des figures parentales (" ce n’est pas moi qui compose des proses. Mais une petite fille : ma mère en moi, oui, ma-mère-petite-fille-en-moi, CF, p. 22) travaille à l’avènement d’une coïncidence entre le " cœur furieux " de la mère (CF, p. 19) et l’énergie de la rage du fils qui est l’autre face (lucide et dure) de la compassion : " Chair à rythme, ma rage battait au cœur du langage " (CF, p. 75). La voix sculptée par la fureur (diapason du rapport à soi et à l’autre) est à la fois disjonction et conjonction, à vocation d’abord accusatrice (contre les injustices, les trahisons) et finalement à vocation pacifiante, jusqu’à l’apaisement terminal aux sources de la mémoire désormais prospective, rendue possible par les enfants (" Agathe et Augustin. La vie debout ").

Ce qui me frappe dans les trois livres, surtout à partir de Rien, la vie, c’est la tension, voire l’écartèlement de la fonction de la voix entre ce que je pourrai essayer d’appeler le côté de Bernanos et le côté de Bernard Noël. De Bernanos, Yves Charnet aime, dans Rien, la vie, à la fois Le Journal d’un curé de campagne (qui a provoqué une " commotion de tout l’être " et l’a laissé " béant ", RV, p. 89 et 95) et la matière sonore même du nom propre de l’écrivain (" remâcher les étonnantes syllabes de ce nom propre étranglé de r et gorgé de o " RV, p. 89). Pour ma part je retiendrai, pour tenter de rendre compte de la spécificité de la fonction de la voix chez Yves Charnet, l’image du " four banal " proposée par Bernanos, dans les Enfants humiliés, comme métaphore possible de la fonction de l’écrivain. A partir de Rien, la vie, pour Yves Charnet c’est la voix qui doit parvenir à être, me semble-t-il, un " four banal " (dans les deux sens du mot qui inclut aussi le four du village où chacun cuit son pain) : c’est-à-dire que la voix (de recroquevillée qu’elle était sur le " roman familial " et ses quelques " scènes capitales ") doit parvenir à être comme un " four banal " où chacun peut venir cuire son pain librement. Les vertus de la voix poétique : faire cuire le pain des autres, ce que seul l’écrivain peut tenter.

Cette fonction de la voix dans la lignée de Bernanos entre en tension (et parfois en contradiction - ce qui fait la richesse de cette écriture) avec une fonction de la voix que je placerai davantage dans la lignée de Bernard Noël (et avec lui d’une poésie issue de L’Erotisme et de L’Expérience intérieure de Bataille). Du côté de Bernard Noël se situe la définition par Yves Charnet de la voix comme point d’intersection du corps et du verbe. A cet égard, les " poèmes de peaux " revendiqués par Yves Charnet (PF, p. 92) sont les héritiers de la titrologie de Bernard Noël (La Peau et les mots) et de la définition de l’homme par Bernard Noël dans L’Espace du poème (" L’homme (...) c’est du corps et de la langue "). De même l’obsession de la voix sous la langue, chez Yves Charnet, est à rapprocher de la hantise de " ce qui bat sous l’écrit " chez Bernard Noël, perceptible par exemple aussi dans L’Ombre du double : " Un vieux corps remue sous la langue/voudrait que s’envole la voix ". On peut même retrouver dans certains pans du travail d’Yves Charnet l’identification, propre à Bernard Noël, du poème et du " crachat " résolument éloignée de Bernanos : " Le poème est un crachat quelquefois " (Bernard Noël)... " Crier, cracher ", " je crache avec bravoure mes morceaux choisis ", (Yves Charnet, PF, p. 24 et 68).

 

Encore faut-il désormais définir la nature de la voix qui travaille ici sous le texte et ses modes d’apparition et d’insistance. Nature de la voix : voix cognée (" je cognais la voix ", PF, p. 30) ; voix qui a ses crues (comme un fleuve et on pense ici au Back Water Blues de Bessie Smith sur les crues du Mississippi en 1927) ; voix qui a ses cris (" o cri-silex ", PF, p. 28 - et le cri est souvent aux limites du rire et du sarcasme - " oui, criant pour rire ", PF, p. 49 - comme le suggère la séquence de Proses du fils intitulée " Fou rire " ponctuée de " ah ! ah ! " dans lesquels résonnent les " a " du mot séminal " bâtardise ", PF, p. 35) ; voix rauque (" rumeur rauque de cette colère ", PF, p. 65, " raucité de mon cri ", PF, p. 74) qui renvoie à la raucité de la mémoire elle-même (" mémoire rauque ", PF, p. 71) ; voix-toux (" toux jusqu’au froid " PF, p. 28), raclement de voix qui descend profond dans la matière et dans la " vase " de l’être (" la voix qui s’exprime par bulles brutales dans mon ventre correspond organiquement à cette trace de vase que laissent derrière eux les alevins (...) de la Loire " CF, p. 25) ; surtout dans Proses du fils, voix tendue vers une préhistoire de la langue, vers un état primordial du verbe (jubilation du primitif, onomatopées, phonétisme, glossolalie, transe, bruitage, énonciation/éructation, babil : " ce qui grogne avant les syllabes. Tic tac de la glotte " PF, p. 67) ; dans Proses du fils surtout voix trouée, cassée, coupée, dépecée comme l’enfance elle-même, voix coupe-gorge et gorge à vif, " tranches " de voix (" toute cette boucherie de paroles avec bas morceaux " PF, p. 57), prises en charge par une pratique de la parataxe à vocation fracturante ; hoquets de voix et suffocations du souffle ; voix balbutiante (" balbutier (maman-farine) le rituel de notre inceste blanc " PF, p. 15) ; dans Proses du fils encore, voix titubante, bégayante (" je bégaie comme un imbécile " PF, p. 65) ; voix défaillante, parfois au bord du mutisme qui renvoie peut-être au mutisme du père qui se prend dans la langue du fils (" la pression de ton mutisme, ma terreur ", PF, p. 148, " l’innocence régressive de l’aphasie reste ma tentation " PF, p. 151). Dans Rien, la vie et Cœur furieux, la voix tend à s’apaiser, à travailler contre la coupure de l’origine, sans jamais céder cependant à une poétique de la suture et sans perdre ses étranglements et ses soudaines discontinuités sonores heurtées.

Ce qui s’impose dans cette prose, c’est une intonation, c’est le débordement de l’intonation sur le langage. Ce débordement est perceptible d’abord grâce à une transposition de l’intonation par des notations visuelles : travail de la typographie qui correspond à des modulations de voix, en particulier l’italique à vocation tantôt ironique (" Le Décharné vous salue bien " PF, p. 81) tantôt de mise à vif à la fois pudique et emphatique du manque (" Pas toi mon père. Pas moi ton fils ", PF, p. 135). Le débordement de l’intonation sur le langage est perceptible aussi par un désir de combler la distance qui sépare le français écrit du français oral (par exemple les restitutions en langage phonétique : " Nan navé katonkor " PF, p. 74). L’ascendant de l’intonation sur les mots est perceptible ensuite par un travail de la ponctuation, souvent à contre-temps, ouvrant la voie à l’amplification des intervalles et aux syncopes vocales : par exemple, d’entrée de jeu dans Proses du fils, l’usage du tiret en tête de paragraphe qui met en relief la vocalité heurtée du texte ; mais aussi les points de suspension qui sans cesse trouent le texte, parfois eux-mêmes mis entre parenthèse (PF, p. 90 et ss), entailles vocales, introduisant le manque dans la matière verbale. Le débordement de l’intonation sur le langage est enfin audible par un refus fréquent de l’unisson que je rapprocherai d’une réflexion de Dubuffet dans son livre Asphyxiante culture : " L’unisson est misérable musique ; plus vivifiant sera de fortifier la spécificité des voix et de leur indépendance ". Assez peu d’unisson en effet chez Yves Charnet. Plutôt un métissage des voix et de leurs intonations, restitué grâce à l’intrusion fréquente du style direct : voix de la mère, par exemple, parfois renforcée par l’italique (" Yves, j’ai froid, rentrons ", PF, p. 15) ; voix du " je ", par exemple dans l’adresse bouleversée à Madame Giraud (" vous êtes une des personnes, vous savez, que j’aime le plus " RV, p. 193) ; voix des autres qui, par exemple, désignent le féminin dans le masculin (" Yvette Charnette ", PF, p. 29). Métissage des voix plurielles, mises en relief par les multiples appuis du discours et marques de l’oralité (" oui ", " vous savez "), et encore accru par la présence toujours audible en sous-œuvre des poètes tutélaires, surtout ceux à qui le père a manqué : présence du " Madame se tient trop debout " de Rimbaud (" Mémoire ") au début de Proses du fils (" Yves se tient trop debout ", PF, p. 15) ; présence de l’apostrophe " Andromaque, je pense à vous ! (...) / L’immense majesté de vos douleurs de veuve " de Baudelaire (" Le Cygne ") au début de Cœur furieux (" Avec l’immense majesté de ses douleurs, Andromaque me faisait penser à Maman ", CF, p. 12). En bref, une prose que l’intonation rend sans cesse mobile et qui se construit de façon différente selon que le lecteur emprunte telle ou telle voix / voies, entre les lignes et entre les mots.

 

Reste à suggérer pour finir que la voix sous les mots, son insistance, ses heurts, en vient à proposer ici une forme de contestation de la notion incertaine de genre littéraire et de ligne de partage poésie/prose. À cet égard, c’est encore dans la lignée de Michaux qu’on peut situer Yves Charnet, Michaux pour qui la poésie est " cet impondérable qui peut se trouver dans n’importe quel genre ". Dans les trois pans du triptyque de son autoportrait vocal, Yves Charnet a choisi de brouiller les limites de la poésie et de la prose. L’exigence poétique prend ici la forme de ce qu’il appelle " la poésie dans la prose " (RV, p. 195) : la plus apte à libérer les inflexions et les à-coups d’une voix dense, fiévreuse, convulsive ; la plus propre à donner à entendre un être tituber dans la langue, se relever et combattre au corps à corps.

C’est donc bien à une redéfinition de la poésie qu’invite Yves Charnet : la poésie n’a rien à voir pour lui avec le clivage vers/prose, d’ailleurs à repenser depuis Le Spleen de Paris de Baudelaire et Une Saison en enfer et Les Illumination de Rimbaud. Comme Yves Charnet l’écrit, dans son article " Malaise dans la poésie ", publié par le numéro spécial " De la poésie aujourd’hui " de la revue Littérature, dans un monde de " soldes généralisés ", où tout est susceptible d’être " vendu ", la poésie est fondamentalement une écriture en " situation de résistance ", " invendable ", seule " alternative " à la " décomposition du sens " et à ce que Bernard Noël appelle la " castration mentale ". Or (et c’est là le point incandescent de ce travail), ce qui permet à l’écriture d’être en situation de " résistance ", c’est me semble-t-il la voix, la " voix " qui est " de chair et de sens "(selon une formule de Guy Rosolato).

Yves Charnet s’adresse donc à " ma famille surnuméraire, ces fous qui lisent encore la poésie " (PF, p. 151), tout en ayant fait la part conjointe en lui du " prosateur " et du " poète ". Parlant de lui à la troisième personne, il écrit au terme de Proses du fils : " Yves Charnet s’affirmait comme un prosateur obstiné de l’enfance. La poésie c’était une autre affaire. Celle d’Y, l’incurable " (PF, p. 139). Ce qu’Yves Charnet appelle " la poésie dans la prose " est la prose de celui qui a été capable de dépasser la blessure de l’enfance, de la convertir en matière verbale scandée, mais qui garde encore en lui, grâce à la voix, la mémoire d’" Y, l’incurable " et pour qui brille toujours celle que Rimbaud, dans " Les Déserts de l’amour ", nomme " la lampe de famille ". Il appartient à la voix, à sa ligne brisée, de maintenir à vif la mémoire d’" Y, l’incurable " dans la prose d’Yves Charnet, c’est-à-dire de rendre possible " la poésie dans la prose ".

Dans cette perspective la " poésie dans la prose ", toujours arrachée à l’expérience et aux hiéroglyphes de l’enfance, c’est d’abord une " lettre " adressée, mais une " lettre " vocale : " écrire ", note-t-il à propos de Jean-Claude Pirotte, " non des livres pour consommateurs, mais des lettres à personne (...) L’amitié, c’est le nom de la littérature quand elle consiste à écrire comme on parlerait à quelqu’un, à écrire des lettres, à écrire des lettres que, en les relisant, un inconnu reliera, peut-être, en une sorte de livre ".

Nous avons été plusieurs, dès le premier livre Proses du fils, à être de ces " inconnus ", à aimer cette voix qui " remue " dans l’écriture (comme Michaux dit de la " nuit " qu’elle " remue "). C’est avec exigence que la " poésie dans la prose " d’Yves Charnet appelle à elle la voix de l’autre et d’abord la voix de l’acteur qui fait en quelque sorte l’œuvre avec lui : " J’écoute ta gorge lire ces feuillets couverts de taches, zébrés de ratures. (...) Ton corps est devenu ma parole. Je supprime quand tu ne sens pas. Quand ça te va, je respire mieux (...) Mes figures de parole, tu leur prêtes voix (...) Je n’ai jamais rien écrit. Tu as tout inventé " (RV, p. 173). Et c’est avec la force de l’évidence que quelques uns des comédiens les plus avertis d’aujourd’hui (Jacques Bonnafé, Denys Podalydès, Cécile Bouillot, chacun avec sa tessiture, sa chair vocale et rythmique) ont pris le relais de ce remuement d’une voix qui cogne contre l’écriture, pour " résister " avec elle encore et toujours, dans l’urgence d’un partage et d’une fraternité de lecture.

Liste des abréviations utilisées :

* PF : Proses du fils, La Table Ronde, 1993

* RV : Rien, la vie, La Table Ronde, 1994

* CF : Cœur furieux, La Table Ronde, 1998.

 



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Révision : 25 octobre 2011