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Salah Stétié : éthique et écriture, entre orient et occident

Entretien de Salah Stétié avec Michèle Finck

 

M. F. : Salah Stétié, si cet entretien s’est imposé à moi avec la force d’une nécessité, c’est qu’il me semble que votre œuvre poétique sous haute tension, menée de front avec une carrière diplomatique d’ambassadeur du Liban, est de celle qui condense un certain nombre de postulations majeures consubstantielles à la redéfinition des liens entre éthique et écriture aujourd’hui, en particulier dans la perspective d’un dialogue entre orient et occident. Je voudrais placer cet entretien sous le signe d’une urgence de la question éthique dans la poésie " moderne " issue de Baudelaire et définie par Georges Steiner en termes de " rupture de l’alliance entre mot et monde " (Réelles présences) et par Octavio Paz en termes d’" ère de la scission " (Itinéraire). Comment l’écriture poétique en acte, qui engage moins le texte achevé et clos sur lui-même que l’expérience dynamique de l’œuvre risquée et toujours en devenir, peut-elle se penser aujourd’hui encore en termes de conscience éthique indissociable d’une reformulation de l’hypothèse du sens, pour précaire, instable et inquiète qu’elle soit ? Comment le lien entre éthique et écriture s’incarne-t-il dans votre œuvre, dans ses images, dans sa matière sonore et rythmique inentendue jusque-là ? Comment ce lien engage-t-il la question de la fonction, de la légitimité et de la possibilité de la poésie aujourd’hui ?

Pour lancer la discussion, j’ébaucherai trois perspectives et j’esquisserai, à titre d’exemples, trois formes que me semble prendre d’emblée la postulation éthique dans votre œuvre : l’exigence éthique, toujours interrogative et suspensive, n’est-elle pas d’abord indissociable pour vous d’une poétique du questionnement, sous le signe de la définition que vous proposez de la poésie comme " miroir questionnant " (La Parole et la preuve) ? L’engagement éthique n’est-il pas ensuite inséparable, dans vos livres, d’une poétique ondulatoire du mouvement et de la métamorphose, en accord avec votre prédilection pour la figure de l’arabesque et avec votre définition de l’art musulman comme art du " changement " (Lumière sur lumière ou l’Islam créateur) ? Enfin la puissance éthique n’est-elle pas liée, dans vos vers souvent placés sous le signe de l’oxymoron et de l’alliance des contraires, à une poétique de la " brûlure ", au sens où vous définissez souvent la poésie comme " incendie des aspects " (par exemple dans Hermès défenestré) et où vous intitulez l’un de vos livres L’Autre côté brûlé du très pur, posant la question d’un dépassement en poésie de la perfection formelle et des signes ? Ethique du questionnement, du mouvement, de la brûlure de l’écriture par elle-même : y a-t-il là matière à commencer à approcher, de façon libre, la conscience éthique au travail dans votre parole ? Au delà de ces suggestions, qui n’ont rien d’une partition obligée, quelles autres perspectives s’imposent à vous ?

 

Salah Stétié :

M.F. : Votre œuvre engage un dialogue avec la philosophie et avec la poésie européennes. Si, comme le montre par exemple Jean-Claude Pinson (dans le collectif qu’il a dirigé : Poésie et philosophie), le lien entre poésie moderne et philosophie a une double origine conjointe, le romantisme allemand d’Iéna par lequel la poésie entre dans son âge philosophique et la pensée heideggerienne pour laquelle le poète précède le penseur sur le chemin de l’être, dans quelle mesure votre écriture, dont le fondement est aussi ontologique, se cherche-t-elle au plus près de cette double origine ? Quels sont les penseurs européens qui vous ont guidé dans la formulation difficile du lien entre éthique et écriture ? Votre œuvre assume aussi l’héritage de la poésie européenne : vous avez consacré des livres importants à Rimbaud (Rimbaud, le huitième Dormant) et à Mallarmé (Mallarmé sauf azur) ; vous avez rencontré de grandes figures poétiques du XXème siècle (par exemple Jouve) et vous êtes proche des poètes majeurs d’aujourd’hui (par exemple Bonnefoy). Dans cette perspective, comment les poètes européens, lus, côtoyés, aimés, vous ont-ils été un soutien dans la quête d’une justesse éthique de l’acte poétique ?

 

Salah Stétié :

 

M.F. : Au-delà de l’héritage européen évoqué, votre œuvre se lit comme un " pont ", où " des accords se croisent " (Rimbaud, " Les Ponts ") entre orient et occident. Ce que nous cherchons à définir ici par le vocable " conscience éthique " est aussi indissociable dans votre parole, me semble-t-il, d’un souci constant de dialogue interculturel. Autrefois, vous avez été le fondateur de la revue L’Orient littéraire, médiatrice entre orient et occident. Aujourd’hui, dans un entretien télévisé, vous déclarez : " Les hommes ayant vocation à franchir des frontières (culturelles, spirituelles, linguistiques et littéraires) sont de plus en plus nécessaires, parce que le monde de demain sera un monde de dialogues - ou ne sera pas " (documentaire diffusé par FR3, 11 octobre 1999). Vous mettez volontiers l’accent sur une nécessaire " circularité " entre la culture française et la culture arabe, mais aussi entre la langue française et la langue arabe qui sont vos deux langues de poésie. Dans quelle mesure votre double culture et votre double langue, française et arabe, toujours en " vases communiquants ", sont-elles décisives pour la réinvention d’un lien entre éthique et écriture dans votre œuvre qui gravite autour de la Méditerranée ?

 

Salah Stétié :

 

M.F. : Vous insistez souvent, lorsque vous évoquez votre enfance au Liban, sur l’importance pour vous du Coran et de sa psalmodie, du Coran et de ses images mais aussi de sa méfiance native à l’égard de l’image. Les liens entre spiritualités musulmane, chrétienne et juive sont au centre de votre recherche. Votre œuvre entretient un dialogue constamment renouvelé avec la mystique orientale et interroge les affinités et les contrastes entre la poésie (qui travaille sur les signes - même si c’est pour les brûler) et la mystique (qui tend à préférer, pour entrer en contact avec l’invisible, le silence aux signes). Quel rôle décisif les mystiques, quel rôle primordial Ibn Arabi et Rûmi, jouent-ils dans votre éthique de l’écriture ?

Pour ma part, il y a un poème qui me touche beaucoup, dans Fièvre et guérison de l’icône : le poème " Le souffle efface la montagne ". Puis-je y voir, un instant, comme un arc bandé, constellé de " e " muets et tendu entre plusieurs poétiques : la poétique du souffle de Rilke dans le " Sonnet à Orphée II 1  " (" Atmen, du unsichtbares Gedicht "/" Respirer : ô poème invisible ") ; la poétique du " respir divin " selon Ibn Arabi ; et peut-être aussi celle de la poésie arabe contemporaine, par exemple celle d’Adonis qui se réclame comme vous de Rilke et d’Orphée et dont les poèmes sont des précipités de souffle ? Bien sûr, à peine posée, cette interprétation doit être elle aussi " effacée " d’un " souffle " (comme peut-être toute interprétation de la poésie), sous peine de perdre les virtualités infinies encloses dans ce poème où éthique et écriture s’intensifient l’une l’autre.

 

Salah Stétié :

 

M.F. : Votre exploration de la matière verbale se fonde aussi sur un échange de substance, toujours en devenir, avec les arts. Dans quelle mesure votre travail sur la peinture (par exemple votre livre Habiter Vermeer) et votre collaboration régulière avec des peintres d’aujourd’hui (par exemple Alechinsky) sont-ils au centre de votre interrogation réciproque de l’écriture par l’éthique ? Quelle place donnez-vous à la musique dans cette interrogation ? Quelles oeuvres musicales, vocales, d’orient et d’occident, écoutez-vous et pourquoi ? Si, comme vous l’écrivez dans Ur en poésie, " la poésie doit venir de beaucoup de silence et à ce silence revenir comme à son originelle patrie ", que doit votre œuvre à la musique et que doit-elle au silence ? Jouve, poète entre tous à l’écoute de la musique, écrit dans En Miroir : " Les saints et les grands artistes ont vécu dans l’émerveillement ". " L’émerveillement " : est-ce là encore, " en temps de pénurie " (Hölderlin), un vocable capable de résumer, de façon ouverte, ce que vous cherchez dans le dialogue entre la poésie, la peinture et la musique - capable de condenser, sans la figer, votre expérience exigeante d’une éthique de l’écriture, tendue entre orient et occident et comprise en termes de puissance d’interrogation ?

 

Salah Stétié :

 

Bibliographie sélective

1) Oeuvres de Salah Stétié

a) Poésie

- L’Eau Froide gardée, Gallimard, 1973.

- Fragments : Poèmes, Gallimard, 1978.

- Obscure lampe de cela, Jacques Brémond, 1979 ; réed. 1994.

- Inversion de l’arbre et du silence, Gallimard, 1981.

- L’Etre Poupée suivi de Colombe Aquiline, Gallimard, 1983.

- Nuages avec des voix, Fata Morgana, 1984.

- L’Autre côté brûlé du très pur, Gallimard, 1992.

- Seize Paroles voilées, Fata Morgana, 1995.

- Signes et singes, Fata Morgana, 1996.

- Fièvre et guérison de l’icône, édition de l’Imprimerie nationale, 1998.

b) Essais, entretiens

- Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard, 1972.

- André Pieyre de Mandiargues, Seghers, 1978.

- Ur en poésie, Stock, 1980 ; réed. 1995, Le Talus d’approche.

- Archer Aveugle, Fata Morgana, 1986.

- Lecture d’une femme, Fata Morgana, 1988 ; réed. 1996.

- Lumière sur lumière ou l’Islam créateur, Les Cahiers de l’égaré, 1992.

- L’Interdit, José Corti, 1993.

- Le Nibbio, José Corti, 1993.

- Rimbaud, le huitième Dormant, Fata Morgana, 1993.

- Liban Pluriel. Essai sur une culture conviviale, éditions Naufal-Europe, 1994.

- Réfraction du désir et du désert, Babel édition, 1994.

- Habiter Vermeer, L’Etoile des limites, 1995.

- L’Ouvraison, José Corti, 1995.

- Un suspens de cristal, Fata Morgana, 1995.

- La Parole et la preuve, Maison des écrivains étrangers, 1996.

- Hermès défenestré, José Corti, 1997.

- Mallarmé sauf azur, Fata Morgana, 1999.

- Sauf erreur, Paroles d’aube, 1999.

2) Choix de quelques ouvrages consacrés à Salah Stétié :

- André du Bouchet, " Pour Salah Stétié ", Retours sur le vent, Fourbis, 1994.

- Mohamed Boughali, Salah Stétié. Un poète vêtu de terre, Publisud, 1996.

- Nathalie Brillant, Salah Stétié : une poétique de l’arabesque, l’Harmattan, 1992.

- Giovanni Dotoli, Salah Stétié : le poète, la poésie, Klincksieck, 1999.

- Paule Plouvier et Renée Ventresque, Itinéraires de Salah Stétié, L’Harmattan, 1996.

- Salah Stétié et la Maison du souffle, (collectif), Sud, XXIV, 1994.

- Salah Stétié, actes des colloques de Pau (1996) et de Cerisy (1996), textes réunis par Daniel Leuwers et Christine Andreucci -Van Rogger, éditions de l’Université de Pau, PUP, 1997.

- Autour de Salah Stétié, journée d’étude du collège de littérature comparée, sous la direction de Pierre Brunel, Giovanni Dotoli et Robert Kopp, Schena-Didier érudition, 2000.

 



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Révision : 25 octobre 2011