Remerciements pour le Prix Louise Labé
par Michèle Finck
C’est avec grande
émotion que je voudrais tout d’abord faire résonner ici le mot « merci ».
Permettez-moi de le faire résonner
non seulement en langue française mais plus significativement encore en langue
italienne (« grazie »)
et en langue espagnole (« gracias »),
où il est directement issu du latin « gratia »
qui désigne la « grâce ». C’est ce sens de « grâce » que je souhaite déployer
ici, en disant que c’est à proprement parler une grâce que me fait le jury du
Prix Louise Labé en me décernant ce très beau Prix.
À ce jury qui me
fait cette « grâce », je souhaite dire ma très profonde « gratitude ». Cette
« gratitude » je voudrais l’exprimer d’abord à Claudine Helft, présidente du
jury. Son appel téléphonique du mardi 28 avril au soir où elle m’a annoncé que
j’avais obtenu le Prix Louise Labé, demeurera toujours inscrit dans ma mémoire
comme un événement. Cette « gratitude » , je souhaite l’exprimer aussi à
Béatrice Bonhomme et à Gabrielle Althen, certes pour les mots encourageants et
rayonnants qu’elles viennent de prononcer, mais aussi pour leurs propres œuvres
poétiques qui comptent beaucoup pour moi et qui me sont en elles-mêmes déjà
un soutien. Je souhaite aussi remercier très vivement, pour leur force
d’exemple en poésie, les autres membres du jury : Hélène Dorion, Sylviane
Dupuis, Anne Rothschild et Nohad Salameh-Alyn.
Si je ressens le
Prix Louise Labé comme une « grâce », c’est peut-être surtout parce que j’ai
écrit mon livre
La Troisième Main
dans une grande solitude, condition même de la création, me semble-t-il. En me
décernant le Prix Louise Labé, le jury me permet d’avoir le sentiment heureux
que mon livre est partageable. C’est pour cette ouverture aux autres qu’il
intensifie que je voudrais tout particulièrement remercier le jury. Avoir été
lue, élue, reconnue me donne la force de continuer à me risquer sur la voie
difficile de la poésie, cette face Nord de l’écriture, la plus redoutable
parfois, même si sans doute la plus exaltante et finalement salvatrice.
Je remercie le jury
d’avoir profondément senti à quel point la poésie est pour moi une condition de
vie, mais aussi à quel point il m’importe sans cesse de défendre la poésie des
autres. A cet égard, mes livres de poèmes et mes essais critiques sont un seul
et même acte créateur, qui inclut aussi mes livres avec les artistes.
Ma reconnaissance
pour ce prix est d’autant plus forte que je suis depuis longtemps une lectrice
fervente de l’œuvre de Louise Labé, première grande œuvre de poésie écrite par
une femme en langue française. À cet égard, la poésie de Louise Labé est une
origine majeure pour toutes les voix de femmes en poésie. Qui plus est, certains
vers des
Sonnets
de Louise Labé me semblent avoir été
écrits aujourd’hui, tant je les sens proches de moi.
Permettez-moi de vous faire part d’une expérience personnelle, qui va bien
au-delà de l’anecdote. À l’époque où j’écrivais mon premier livre de poèmes,
L’Ouïe éblouie
(accompagné de gouaches de Coline Bruges-Renard), je relisais souvent
les
Sonnets
de Louise Labé, à tel point que certains vers des
Sonnets
sont entrés dans mes propres poèmes. En particulier, je me retrouvais
entièrement dans un vers saisissant
du cinquième sonnet :
« Et
quand je suis quasi toute cassée,
Et
que me suis mise en mon lit lassée,
Crier
me faut mon mal toute la nuit ».
« Et
quand je suis quasi toute cassée » écrit Louise Labé, en un autoportrait qui
frappe par sa concision extrême dans l’expression de la douleur physique
et spirituelle. C’est pourquoi, dans un poème, je me suis adressée directement à
Louise Labé en l’appelant par son prénom et en la tutoyant. Voici ces trois vers
de mon poème d’insomnie intitulé : « Comment ça va la nuit ? » :
« Quasi
Toute
cassée, comme autrefois toi, Louise,
Je ne
suis douée que d’ouïe ».
Cette
adresse directe à Louise Labé s’est imposée à moi d’autant plus que le prénom
Louise s’inscrivait de lui-même dans la chaîne phonico-sémique issue des sons du
titre
L’Ouïe éblouie,
soubassement sonore de mon livre. En ce sens, c’est bien dans une filiation
poétique qui a pour origine Louise Labé que se situe mon travail en poésie
depuis
L’Ouïe éblouie.
Permettez-moi
maintenant de partager avec vous mon livre de poèmes
La Troisième Main,
que vous avez honoré par ce Prix. Et avant tout de remercier mon éditeur, Gérard
Pfister, pour son soutien fidèle. Le dialogue avec lui a été toujours
particulièrement exigeant et
fécond. Au-delà de mes propres livres, je souhaite rendre un hommage ému au
travail des éditions Arfuyen, qui
fêtent cette année leur quarantième anniversaire.
Ce
livre est un livre risqué. Il est risqué de travailler aux limites de la poésie
et de la musique. Mais j’ai aimé courir ce risque. Le poème, pour moi, est
risque ou n’est pas.
Ce livre de
l’expérience et du risque est aussi fondamentalement un livre de la
transmutation, comme le suggère une citation de Rilke mise en relief dans une
note finale : « Dinge
machen aus Angst » / « Faire des choses avec de l’angoisse ».
Ce livre est aussi
un livre de dialogue : dialogue avec les musiciens de toutes les époques, de
Bach à Bartok et à Ligeti, et avec une prédilection pour les œuvres musicales à
la limite du silence. De morceau de musique en morceau de musique, j’ai tenté de
rassembler le grand corps épars de la musique, comme Isis rassemble le corps
démembré d’Osiris.
Si je
devais définir d’une formule ce livre, je dirais qu’il s’agit à la fois d’un
voyage initiatique et d’un exercice spirituel. Un voyage initiatique d’abord :
ce livre a été écrit lors d’un été tout à fait sédentaire, dans la pénombre
d’une chambre, mais c’est peut-être l’été où j’ai fait le plus beau voyage : le
voyage intérieur par la musique. Une figure tutélaire m’a guidée dans ce
voyage : mon père mort, mélomane passionné qui m’a le premier initiée à la
musique et avec lequel je dialogue dans ce livre.
Un exercice
spirituel ensuite : Il y va de poèmes courts, proches du haïku japonais, qui ont
vocation de travail spirituel. Mais le haïku japonais a trois vers, alors que
dans mon livre s’est imposé le poème de cinq vers, le quintil.
Cinq vers, comme les cinq doigts de la main . Cinq vers, pour retenir la
parole de trop parler. Cinq vers enfin, pour tendre vers une formule
mathématique, une formule sacrée, à méditer comme un exercice spirituel. Tout
livre de poèmes authentique doit inventer sa forme et cette invention
d’une nouvelle forme a été primordiale dans l’expérience de l’écriture de
La Troisième Main.
Finalement j’aimerais rendre hommage à la poésie elle-même en essayant de
répondre à cette question centrale qui traverse tout mon livre
La Troisième Main :
Que peuvent la poésie et la musique
dans notre « temps de détresse » (comme le nomme Hölderlin) ? Cette question, me
semble-t-il, est ce qui nous réunit tous ici, aujourd’hui.
La
poésie et la musique ont d’abord ce que j’appellerai une fonction
intensificatrice : elles intensifient notre vie, elles élargissent notre vie. La
poésie et la musique ont également une fonction de liaison : elles nous relient
à l’autre avec une profondeur inégalée et elles relient aussi les vivants aux
morts. La musique est le « bouche à bouche » entre les vivants et les morts, dit
un de mes poèmes . La poésie et la musique ont aussi une fonction
thaumaturgique, réparatrice : elles peuvent transmuer la « séparation »
en « réparation », tout en gardant toujours ouverte la mémoire de la blessure.
Dans notre « temps de détresse », la
poésie et la musique ont encore une fonction primordiale de contrepoids
et de contrepoison. Enfin et
surtout, la poésie et la musique ont une fonction métaphysique, mise en relief
dans le titre de la dernière section de mon livre, « Musique heurte néant ». La
musique pour moi fondamentalement « tient tête au néant » et exige de la poésie
qu’elle tente de « tenir tête » à son tour « au néant ».
Pour
finir, je voudrais déplier pour vous le titre de mon livre
La Troisième Main
:
Qui est
« La Troisième Main » ? La
« Troisième Main » est pour moi une énigme, dont je n’ai pas la clé, mais que je
voudrais partager avec vous. À l’origine de l’expérience de « La Troisième
Main », il y a mon écoute de la « Chaconne » de la
Partita n°2
de Bach, interprétée par le violoniste Yehudi Menuhin : j’ai écouté cette
musique et tout à coup une « main » (qui n’est pas celle de l’instrumentiste
tout à son jeu) est venue se poser sur mon front, comme « un peu de neige ». Qui
est cette « main » qui crée une brèche dans le cours rationnel du monde ? Elle
est peut-être la « main » de la « musique » elle-même. Elle est peut-être la
« main de la grâce ». Elle est peut-être l’« incarnation » de ce « miracle qui
brûle », qu’est pour Akhmatova la « musique », dans la citation mise en exergue
du livre . Sans doute y a-t-il quelque chose de cette « Troisième Main » dans
l’expérience de la grâce qu’est toute musique,
toute poésie qui nous touche. N’est-ce pas toujours elle, la « troisième
main » que nous cherchons à retrouver dans toute œuvre d’art ? C’est cette
expérience de la grâce que je voudrais partager avec vous dans mon livre.
Vous l’aurez
compris : le mot « grâce » aura été le fil conducteur de mon discours de
réception de ce beau Prix Louise Labé : il s’est ouvert sur l’expérience de la
« grâce » indissociable de l’expression du remerciement (« gracie »,
« gracias ») ; il s’est refermé sur l’expérience de la « grâce »
consubstantielle à la musique et à « La
Troisième Main ». Mais de
quoi y va-t-il en poésie, sinon de la « grâce » et de l’espoir d’en partager
l’expérience avec d’autres, avec vous tous ?
En guise de finale,
je voudrais lire pour vous le troisième poème du livre où est suggérée
l’expérience de la « Troisième Main » : (p. 14).
Michèle
Finck